Nouvelle inédite (ados/adultes): La plus belle histoire du monde
La plus belle histoire du Monde
« Votre peuple, je ne le comprends pas.
C’est pourquoi je vais y mettre fin,
Et plus jamais, vous n’entendrez de surf music. »
Jimi Hendrix, Third stone from the sun
A cœur de l’immense forêt, par-delà les frontières de l’autre monde, la flamme de la bougie tentait de repousser les ténèbres. La nuit tombait sur Brocéliande.
Le vieux mage bâilla et passant devant sa bouche, où manquaient quelques dents, ses doigts crochus et desséchés. Il se sentait fatigué, usé comme les parchemins de Tavarnia qui contaient l’origine du Monde.
Il étira ses membres endoloris, gémit alors que les articulations de ses coudes craquaient comme du bois mort, puis repoussa le grimoire poussiéreux posé devant lui. La faible lueur éclairait à peine la table de bois vermoulue. Dans le reste de la cabane, la lumière n’arrivait que par intermittences, au gré de la petite flamme agitée comme une fée. Ombre et lumière s’affrontaient, et c’était ainsi depuis les origines.
Puck était blotti sur une étagère, entre une pile de parchemins et une série de fioles couvertes d’une étrange poussière dorée. Le korrigan observait le magicien, tout en songeant à son prochain voyage vers l’Ouest. Il lui faudrait traverser les Montagnes noires pour parvenir au cairn de la Côte des Légendes, là où aurait lieu le rassemblement d’été.
Cette fois-ci, l’enchanteur ne voyagerait pas avec lui. Nul sortilège ne peut vaincre éternellement les ravages du temps.
Le vieil homme soupira.
- C’est raté, Jack, encore raté.
- Votre livre ? s’enquit le korrigan.
- Oui, le grimoire. Tout s’embrouille. C’est mon treizième échec.
Le vieil homme se retourna, déposa ses lunettes sur la table et ôta son chapeau gris-bleu, laissant apparaître son crâne dégarni. Des cernes creusaient ses orbites et deux plis barraient son large front, au-dessus de ses épais sourcils. Son visage était comme la forêt du Val sans Retour : taillis, blocs et crevasses.
Le magicien se racla la gorge et poursuivit d’une voix rocailleuse :
- J’ai écrit bien des fables, bien des légendes. Certains sont bonnes, et d’autres médiocres. Cette fois, je croyais avoir imaginé la plus belle histoire du monde. Des dizaines de milliers de pages, des siècles d’écriture. Aidé par la magie, j’ai inventé des êtres, des cités, un univers, des lois, des croyances.
- Je suis curieux, maître. De quoi s’agissait-il ?
Le regard du vieil homme devint léger comme un rêve, profond comme le gouffre d’Huelgoat.
- J’ai inventé les hommes.
- A quoi ressemblent-ils, maître ?
- A de grands primates glabres, capables du meilleur comme du pire, mais leur apparence est sans importance. L’essentiel, c’est l’intrigue. J’ai écrit leur histoire, dans les moindres détails. Je les ai si bien imaginés que chacun d’entre eux, j’en suis certain, peut avoir l’illusion de vivre vraiment, d’être bien plus qu’un songe. Chacun des personnages doit pouvoir croire à sa propre existence, et à celle des personnes qui l’entourent.
- C’est fantastique !
- J’ai toujours aimé les bonnes illusions, Puck, tu le sais bien. Je connais le début du livre par cœur. Mon récit commençait ainsi :
De la brume violette envahit mes yeux,
Je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit.
Tu m’exploses, m’exploses l’esprit,
Est-ce demain ou juste la fin des temps ? (1)
Le magicien gloussa.
- Le plus amusant, c’est que je les ai mis dans la bouche de l’un de mes personnages, sans aucun doute le plus réussi, et que ces mots, dans l’univers que j’ai créé, ont fait un carton.
Il se redressa, serrant contre lui le grimoire. Son corps était voûté désormais, mais sa taille restait impressionnante. Il posa un fagot de bois sec dans l’âtre puis fit un geste de la main. Le feu s’alluma. L’enchanteur se laissa tomber dans un fauteuil à bascule, qui grinça comme un pin dans la tempête.
- Mon histoire s’est perdue dans des brumes pourpres, elle s’est embrouillée. Je voulais un beau récit, que l’on puisse conter aux adultes comme aux enfants, mais certains passages sont plus ténébreux que les plus sombres chapitres du Grand Livre Noir. L’intrigue et les personnages m’ont échappé. Ni les hommes ni moi ne savons plus où nous allons.
La voix du magicien vibrait comme la corde d’une harpe. Il frappa du poing le grimoire posé sur ses genoux.
- Il y a peut-être encore une solution ? murmura Puck. En reprenant certains chapitres…
- Trop tard ! tonna le magicien, et un nuage de poussière d’or s’éleva au-dessus des fioles. La plus belle histoire du monde ne sera pas.
Dans ses yeux verts, les reflets de la flambée dansaient comme des deux de Saint-Elme.
Le grimoire se souleva, lévitant au-dessus des genoux de l’enchanteur, puis fut projeté dans le brasier.
- Que meure l’histoire, gronda l’enchanteur.
Et tout fut terminé.
(1) Jimi Hendrix, Purple Haze