Le Bout du Monde (épuisé)

Roman pour adolescents (à partir de 11 ans), paru en 2010, éditions Syros, collection Soon. Extraits disponible à fin de cette page.

Nash, un adolescent de 15 ans particulièrement remuant, habitué à un monde high-tech, sécurisé et urbanisé, se retrouve naufragé dans une zone montagneuse, au cœur d'un monde sauvage, suite au crash de son vaisseau. Recueilli par les habitants du village de Tavarnia, il doit surmonter ses a priori pour apprendre à vivre comme eux, avec simplicité. Quand il tombe amoureux de Tya, une indigène, les choses se compliquent. Tout en défendant le village et cette adolescente contre des trafiquants, il découvre que les habitants du village cachent un profond secret. Ces indigènes aux étranges coutumes ne sont peut-être pas aussi primitifs qu'ils en ont l'air... Et si ce bout du monde était en réalité une porte vers l'infini?

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Interview de l'auteur

(Interview réalisée en octobre 2010)

Où est venue votre inspiration pour ce roman ?

Au cours de l’été 2009,  je suis allé en vacances dans les Hautes Pyrénées, dans le village de Gavarnie précisément, au pied du célèbre cirque montagneux qui m’a inspiré celui du roman. Nous vivions dans une ancienne bergerie, loin des grandes villes. J’ai sympathisé avec un habitant du village, qui élevait des ânes servant à promener les touristes. J’observais mes filles, qui ramenaient les ânes chaque soir au pré. Je crois qu’elles n’avaient jamais été si heureuses. J’ai toujours aimé les vacances qui sortaient de l’ordinaire, et si possible dans des endroits perdus, mais cette expérience m’a inspiré des pans entiers du roman. En passant une semaine ainsi loin de tout, avec des enfants totalement épanouis, on se pose des questions sur notre société, sur les notions de progrès, de bonheur. Sommes-nous sur la bonne voie ou notre prétendu progrès basé sur les avancées technologique et le pouvoir de posséder toujours plus est-il une illusion ? Cette idée n’est ni nouvelle ni originale, mais là, en haut des Pyrénées, j’en ai vu la démonstration vivante.

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Le cirque de Gavarnie, dans les Pyrénées, qui a inspiré l'auteur. Devant, les ânes au pré (ou les lamânes?), comme dans le roman...

Au début du roman, Nash s'ennuie dans un monde pourtant confortable. Est-ce une critique de notre société?

Je suppose que oui. On parle beaucoup de délinquance, de phénomènes d’addiction, de morosité chez les jeunes sans en chercher forcément les causes. J’écoute ce que j’entends lors de mes reportages, de mes interventions, et je crois que ce qui manque vraiment dans notre société, ce sont les buts, les rêves, les utopies. Dès lors, des questions fondamentales restent sans réponse. Pourquoi travailler ? Pourquoi apprendre ? Pourquoi obéir à des ordres vides de sens ? Dans quel but ? Pour construire quoi ? Juste pour posséder encore plus ? La plupart des leaders ne proposent plus de rêves, d’utopies à long terme. Si le seul but dans la vie est d’acheter le prochain modèle de portable ou d’attendre une émission télé, c’est limité, non ? C’est même désespérant. Des tas de gens, notamment des jeunes, s’ennuient… Nash n’attendait qu’une chose : qu’on lui fasse confiance, qu’on lui donne des responsabilités, qu’on lui propose de l’aventure, qu’on donne un sens à sa vie, même si tout cela, évidemment, est plus risqué. Sur Toy, il va enfin vibrer, et vivre. Le risque donne du piment à la vie.

Vous citez deux personnes en exergue au début du livre : le poète Pierre Reverdy et Elysée Reclus. Qui est ce dernier ?

Un personnage étonnant, un géographe qui a vécu au XIXe siècle. Mal à l’aise dans la société de l’époque, mal vu par le pouvoir, plus ou moins anarchiste, il aimait passer du temps en montagne. C’était un érudit, un contemplatif, écologiste bien avant l’heure. Il a écrit « Histoire d’une montagne » alors qu’il était en prison. J’ai lu ce livre au retour des Pyrénées, et j’ai été très impressionné. Je crois qu’il ne peut y avoir d’écologie sans contemplation. On ne peut prétendre défendre la planète et ne jamais être en contact avec le « grand vert ». La connaissance de la nature et l’envie de la contempler sont préalables à tout esprit écologique cohérent à mon sens. Pour les Indiens d’Amérique, qui connaissaient parfaitement la nature, pour les Massaïs dont je parle dans « Le sang des Lions », ou pour les Tavarniens du « Bout du Monde », l’écologie est une évidence, une composante de la vie. Ils n’ont pas à se battre pour défendre la nature, puisqu’ils en font partie. Ce que je veux dire, c’est que le meilleur moyen de défendre la planète, c’est d’abord de savoir reconnaître les feuilles des arbres, et de prendre le temps de s’asseoir pour admirer un paysage. Le reste coule de source.

N'est ce pas surprenant de choisir la montagne et un milieu rural pour écrire de la science-fiction?

J’écris aussi de la science-fiction qui se déroule dans l’espace, mais il s’agit de récits plus ludiques. Des endroits comme la savane (dans « Le sang des lions »), la haute montagne (« Le bout du monde ») ou la campagne profonde (l’un de mes projets en cours) existeront encore à l’avenir, il n’y aura pas que l’espace, les machines et les grandes villes, comme on le voit souvent dans la science-fiction traditionnelle. D’ailleurs, le film « Avatar » a représenté un tournant… qui correspond à ce que j’écris depuis quelques années : une science-fiction plus proche de la terre, de la nature, de l’humain. Et puis, j’ai rarement éprouvé les sensations intenses que je recherche lors de mes voyages en me baladant dans des villes. Les monuments, les buildings peuvent y être impressionnants, mais ils n’arriveront jamais à la cheville d’une montagne, d’un océan, d’une forêt, d’un désert. C’est dans ces endroits puissants, ou dans leurs souvenirs, après-coup, que je puise les atmosphères, les idées, l’énergie que j’essaie de transmettre dans mes romans.

Vous romans sont comme des voyages ?

J’aime beaucoup cette idée. J’écris comme je pars en voyage effectivement, c’est à dire en sachant où je démarre, en m’étant fixé quelques balises, mais sans être certain de l’objectif, si objectif il y a (souvent, le voyage débouche sur de nouveaux horizons, et l’envie de repartir). Je propose au lecteur d’embarquer avec moi, de voguer vers des zones que j’espère inexplorées, ou presque. J’aime aussi l’idée que le voyage puisse nous transformer. C’est une expérience qui modifie notre perception du monde. Parfois, le voyage ressemble à un tour de magie. Vous partez avec une idée dans la tête, et tout d’un coup le chapeau se retourne, ou une porte s’ouvre, et vous ne trouvez pas ce que vous étiez venu chercher, mais autre chose de plus passionnant encore. L’idéal c’est quand cette découverte vous donne une sensation de vertige. J’essaie souvent de retranscrire ce genre de parcours initiatique dans mes histoires. En tant  que lecteur, j’aime ressentir ces impressions, tout comme lorsque j’écoute une chanson. Hendrix, Dylan, Springsteen ou d’autres sont très forts pour vous emmener loin. Quand je lis un poème, d’Arthur Rimbaud par exemple, je peux aussi ressentir ce genre de sensation. J’ai beaucoup de mal à lire des romans que j’ai l’impression d’avoir déjà parcouru vingt fois, ou à écouter des chansons qui ressemblent à mille autres.

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Le parc national des Pyrénées, l'une des stars du livre. D'ailleurs, le pays de Toy (qui donne son nom à la planète dans le roman) existe réellement.

Vous parlez souvent de musique, et vous écrivez en musique. Pourquoi ?

Difficile à dire. Les voyages me donnent des idées, la musique m’aide à les développer sur l’ordinateur. Peut-être que la musique ouvre des portes ? Elle crée des sortes de courants qui m’empêchent de me retourner et de douter de ce que je viens d’écrire. Au bout d’un moment, je n’entends plus la musique et j’avance dans mon histoire. C’est aussi ce qui se produit dans « Le Bout du Monde », quand il s’agit d’accéder au Pays profond. Le son joue un rôle fondamental. D’ailleurs, je n’écoute de musique que lorsque j’écris mes premières versions, jamais en corrigeant. En ce cas, je dois fermer les portes, les doutes reviennent, et c’est l’étape que j’apprécie le moins !

Vous jouez de la musique ?

Je n’y connais rien, la création musicale est un mystère pour moi. Les compositeurs me fascinent, surtout la manière dont ils mêlent les sons et les mots. Je trouve cela magique.

Le narrateur, qui reste longtemps mystérieux, est étonnant. Il s’adresse directement au lecteur, dès la première page. Pourquoi ?

Je crois qu’internet modifie la manière d’écrire, comme ont pu le faire l’imprimerie puis le traitement de texte. La relation avec le lecteur est modifiée, via les blogs, les sites. Elle est plus directe. Et justement, je pense que lorsqu’un lecteur se plonge dans un livre, il se produit une sorte de fusion entre le narrateur, les personnages, le lecteur, l’auteur, qu’internet, très interactif, a mis en lumière. Je trouvais intéressant de m’adresser directement au lecteur, de l’impliquer dans le livre, de tenter de franchir le mur de papier qui nous sépare. Après tout, un livre a un impact sur moi quand je suis un lecteur, et je contribue, en tant que lecteur, à son histoire. Je raconte ensuite son contenu quand il m’a plu, je le conseille, et certaines des idées que j’y ai trouvées me trottent dans la tête, jusqu’à parfois me changer la vie. Dès lors, je partage quelque chose de spécial avec l’auteur. Nous avons tissé un lien. C’est ce que le narrateur dit ici. Pour ce roman, je me suis inspiré de la culture et des mythes aborigènes. Chez les Aborigènes, le rêve, l’imaginaire ont des fonctions très importantes. Ils ont un impact sur le réel. Je trouve cela très intéressant.

Que signifie la phrase que l’on trouve dans certains résumés du livre : « Le bout du monde est-il une porte vers l’infini ? »

C’est la partie finale du voyage. Au bout du monde, on trouve autre chose, rarement un cul-de-sac. C’est plus souvent l’endroit que l’on quitte qui est un cul-de-sac, non ? Oméga, le monde où vit Nash, en tous les cas, est dans une impasse. Sur Toy, Nash va découvrir plusieurs choses, et d’abord que les habitants du Bout du Monde, qu’il juge au départ très arriérés, voire barbares, n’ont pas attendu des miracles technologiques pour vivre des moments de bonheur.

N’est-ce pas un peu naïf ?

Je préfère les gens naïfs aux machiavels. Mais c’est vrai, ce serait trop simple, et Nash constate qu’il y a un prix à payer : on vit moins vieux sur Toy, un monde plus rustique mais aussi plus authentique que le sien.  Maintenant, ça nous ramène à la question de tout à l’heure : vivre vieux, d’accord, mais dans quel but ?

Dans ce livre, vous parlez d’ailleurs souvent de la mort…

Oui, dans la société très sécurisée et aseptisée d’Oméga, parler de la mort n’est pas très bien vu, mais le silence crée l’angoisse plus que la parole. Nash réalise que la mort, à Tavarnia, n’est pas un tabou car c’est une composante de la vie. Les gens ne semblent pas en avoir peur, même s’ils adorent la vie.

Que cache encore le Bout du Monde ?

Je ne vais pas dévoiler tous les secrets que va chercher à percer Nash. Voici un indice : beaucoup pensent dans notre société que le progrès est lié à la technologie, aux objets que nous créons et qui nous assistent, alors que les Tavarniens, qui physiquement nous ressemblent, ont travaillé sur l’humain lui-même, sur tous les mystères que notre cerveau, que nos esprits cachent encore. Nous ne savons pas grand chose de nos rêves, nos pensées, nos âmes, pas plus que nous ne connaissons vraiment l’univers qui nous entoure.

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Ce paysage sert de décor à plusieurs des scènes finales du Bout du Monde. On retrouve souvent la cascade visible à l'arrière plan et la paroi rocheuse du cirque.

Le Bout du Monde est une porte ?

Au lecteur de le découvrir. Je me suis inspiré d'une énigme scientifique récente : elle dit que nous ne connaissons en vérité que 5 % de ce qui compose véritablement l'univers. Effectivement, la nature de deux éléments essentiels, la matière noire et l'énergie sombre, qui composent 95 % de l'univers, reste pour l'instant mystérieuse. 95 % de l'univers est invisible! Ce chiffre donne le vertige.

Des projets en cours?

J’écris les tomes 4,5, 6 du « Club des Chevaux magiques », qui sortiront en 2011, sous le pseudo de Loïc Léo, parce qu’il s’agit d’histoires pour enfants plus simples, et je vais m’atteler aux relectures d’un roman pour adultes, ou disons tout public hormis les enfants. L’histoire se déroule dans le futur, mais en pleine campagne, donc en pleine nature. Cette fois, un homme revient d’un très long voyage…

AUTRE INTERVIEW ici

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Voici deux extraits tirés du début du roman: 

Extrait 1

Nash hurle et se cramponne aux accoudoirs, tout comme l’ensemble des passagers. Un masque à oxygène s’agite devant son nez. C’est idiot : on ne peut pas attraper un masque pendu à un fil quand le plafond se retrouve toutes les vingt secondes à la place du plancher.

La navette spatiale vibre, tremble, vire. Tonneaux sans fin. Nash a envie de vomir. Une sirène lui vrille les tympans. Des signaux rouges et orange clignotent un peu partout. Des objets volent, percutent son front ou sa poitrine.

Nash est un garçon de quinze ans. Plutôt malin, plutôt courageux, plutôt buté. Du genre à contester la moindre demande de sa mère et à faire la moue puis à traîner les pieds quand le prof lui demande de venir au tableau. Les adultes, à vrai dire, n’apprécient pas trop sa présence, et il ne fait rien pour leur faciliter la tâche. On dit de lui, dans la salle des professeurs, que c’est un dur. Pas un cancre – il a la prudence et la discrétion d’un félin –, mais un dur. « Toujours garder l’œil sur les chats quand ils ont les dents d’un tigre », affirme son professeur principal.

En ce moment, Nash a plutôt l’air d’un chat qu’on vient de jeter à l’eau. Même le plus coriace des adolescents de la galaxie a l’impression d’être un moineau entre les crocs d’un chat lorsque sa vie ne tient plus qu’à un fil.

Tout va très vite et pourtant le temps semble ralenti. Normal quand vous vivez un crash de l’intérieur, en live. Rien à voir avec une vidéo ou un simulateur.

Les mouvements désordonnés de la navette s’accélèrent encore. Terrifiant rodéo. Mains rivées aux accoudoirs, Nash sent tous ses muscles se tétaniser, sans pouvoir les contrôler. Simples réflexes. Mais que peuvent des réflexes au milieu de cette boîte de conserve en chute libre ?

Pench… crrr… penchez-vous en… shhh… La tête entre les jam… crrr, tente d’expliquer un membre d’équipage dans les haut-parleurs défaillants, avant d’abandonner.

Nash, indiscipliné, a plaqué son dos contre le fauteuil. Ce n’est pas la procédure recommandée, mais au diable la procédure. Le dossier contre ses reins le rassure.

Une secousse latérale plus violente que les autres lui tord le cou. Ses yeux sont exorbités. S’il avait le choix, il les fermerait, mais ses paupières refusent d’obéir. Des chiffres rouges en 3D clignotent au-dessus du dossier, devant son nez. Ils entourent une navette miniature de couleur bleue, un hologramme qui représente leur appareil, un vaisseau de transport assez classique, profilé pour entrer dans l’atmosphère.

 D’ordinaire, l’image du vaisseau est stable. D’habitude, les chiffres indiquant l’altitude, la température extérieure et le délai approximatif avant l’atterrissage défilent sagement autour de lui. Pas cette fois. Depuis quelques minutes, les chiffres semblent devenus fous. Tout comme l’image en 3D de la navette qui, après avoir piqué sans prévenir, effectue des pirouettes en tous sens.

À la place du temps de vol, une mention Fatal error clignote comme une braise. Nash se moque de la température extérieure, de toute façon beaucoup trop froide, mais le chiffre de l’altitude accapare son attention. Horreur, il dégringole de manière vertigineuse. Nash est plutôt bon en calcul mental : il estime que leur appareil va heurter le sol dans moins de deux minutes – moins d’une minute trente à présent.

C’est long, très long, une minute trente, quand elle vous sépare d’une mort certaine. Le corps de Nash est pétrifié, mais les pensées fusent à la vitesse de la lumière dans son cerveau en état de choc.

Le garçon un peu épais, à côté de lui, malgré ses seize ou dix-sept ans, hurle avec une voix de fille. Nash, qui d’ordinaire n’aurait pas hésité à s’esclaffer, ne lui en fait pas reproche. Ses propres râles, entremêlés de jurons, n’ont pas meilleure allure.

Tout à coup, un sifflement suraigu, un craquement énorme, un souffle d’air glacé le poussent à s’époumoner à son tour. De gros objets volent autour de lui. Il ne sait pas quoi et il s’en moque. Ce qui le terrifie, c’est que l’hologramme de la navette, de même que les chiffres rouges, devant lui, viennent de disparaître. Ces lumières, c’était comme une bouée de sauvetage. Il n’a plus rien pour s’accrocher. La navette est en train de se disloquer.

Le temps, les sons, les mouvements, qui semblaient déjà ralentis, étirés, semblent se figer.

Nash bascule dans une autre réalité. Il oublie la navette, les débris volants, le crash imminent, l’expédition vers les contrées perdues qui s’achève avant d’avoir commencé, et les terres mystérieuses qu’il rêvait d’arpenter.

C’est le visage de sa mère qu’il voit à présent.

Le visage inquiet de Nadia Volenka.

  

Extrait 2

 

 – Avance donc, tête de mule ! vocifère Burril en moulinant de la main gauche, comme s’il voulait chasser une mouche.

Burril a une voix de basse, rocailleuse comme la montagne, et des bras épais, qu’il vaut mieux garder à l’œil quand c’est à vous que s’adressent ses remontrances.

Il fait chaud aujourd’hui, très chaud dans la vallée des Gespécières. Les pierres sont brûlantes ; les feuilles desséchées des arbustes tremblotent dans l’air torride. Burril, qui préfère le printemps ou l’automne à l’été caniculaire, ronchonne. Ce soir, quand la fraîcheur descendra des cols, il ira faire un tour dans le Pays profond, histoire de se changer les idées. Dans le monde caché, il aime dialoguer avec les êtres fabuleux. En attendant, il doit marcher avec l’impression d’avoir bousillé sa journée.

La semaine dernière a été pluvieuse, presque froide, mais, depuis trois jours, la sueur dégouline dès le milieu de la matinée dans le dos de ceux qui défient le ciel et crapahutent en montagne.

Burril peste, alors que les cailloux du sentier qui serpente à flanc de montagne roulent sous ses semelles, comme pour le retarder. À cette heure-là, en plein milieu de l’après-midi, il ne devrait pas être ici, mais peinard à l’ombre, au village. Il a soixante ans et apprécie de moins en moins les balades forcées dans les hauteurs, surtout lorsqu’elles lui sont imposées au cœur de l’été.

Sa hanche gauche le fait souffrir depuis l’hiver dernier. Cette douleur lancinante l’énerve. Ce n’est pas réjouissant de penser qu’on vieillit cent millions de fois plus vite que les pics et les vallées, et plus vite aussi que les glaciers. À tout prendre, il préférerait perdre un bras ou un œil. Mais une jambe, par le démon des avalanches ! Une jambe ! Comment vivre en montagne avec une patte folle ? Il n’a encore rien dit à personne, pas même à Yowie.

– Presse le pas ! C’est qui le plus jeune, ici ? bougonne-t-il encore.

Devant lui, un petit lamâne dresse ses longues oreilles, mais conserve son allure nonchalante. Son long cou, couvert d’un crin noir comme le reste de son corps, oscille au rythme de ses pas mesurés. Ceux qui ne savent pas à quoi ressemble un lamâne – et ils sont nombreux dans les mondes civilisés de l’Ensemble – peuvent imaginer un hybride, résultat du croisement entre un lama et une mule. À ceci près que le lamâne n’est pas une chimère, mais une espèce très répandue dans les montagnes de Toy. Depuis des lustres, ces herbivores paisibles vivent en harmonie avec les humains. Pas un vertébré, hormis les sauvages isaks, n’est plus à l’aise que cet herbivore dans l’ascension des sentiers d’altitude.

Le petit lamâne noir, qui connaît les habitudes et les intonations de son maître, sait que les braillements ne lui sont pas adressés, pas plus qu’aux six autres lamânes qui trottinent devant lui. Si le maître parle aussi fort, c’est parce qu’il houspille celui qui marche en tête de la colonne, un humain plus jeune et beaucoup moins expérimenté que le maître.

 

À l’avant de la troupe, Jabiru, malgré ses dix-sept ans et demi, n’en mène pas large. Les sept lamânes se sont échappés de l’enclos au cours de la nuit et ont parcouru près de huit lieues par les chemins, jusqu’à la vallée des Gespécières, où l’herbe est verte et tendre malgré la chaleur. Jabiru et Burril les ont retrouvés il y a une demi-heure à peine.

L’anecdote pourrait être amusante si les lamânes n’étaient pas le gagne-pain de Burril, qui n’a pu louer les sept bêtes aux pèlerins, comme il le fait d’ordinaire toute la journée. C’est un gros manque à gagner. Le sang du vieux n’a fait qu’un tour. La température volcanique n’arrange pas son humeur.

Jabiru aussi est excédé. Burril est comme les rochers qui les entourent : froid, dur, massif. Un vrai montagnard, né au village et qui mourra au village. Encore en pleine forme malgré son âge. Assez en tous les cas pour imposer à la colonne un rythme d’enfer malgré la canicule.

– Allez, quand on sait pas fermer une barrière, faut savoir marcher ! braille justement l’énergumène.

Jabiru grommelle et presse le pas. Comment les lamânes ont-ils pu quitter leur enclos ? Burril a beau persifler, le jeune homme se souvient parfaitement avoir rabattu le loquet du portail avant de redescendre au village, la veille au soir. L’un des lamânes – le petit noir par exemple, qui semble un peu moins idiot que les autres – a-t-il réussi à relever le loquet ? Même si les montagnes sont truffées de mystères (celui du Pays profond est de loin le plus captivant), Jabiru en doute. Il hausse les épaules et force encore l’allure. La déshydratation dessèche son palais mais il n’a pas l’intention de saisir la gourde en peau qu’il porte en bandoulière : Burril profiterait de cet aveu de faiblesse pour l’engueuler un peu plus.

En marchant, Jabiru inspecte les montagnes autour de lui. Il n’est pas venu souvent par ici. Le village est hors de vue, au-delà des pics de la Cahule et de Rentes. C’est une vallée perdue, déserte. Des pâturages et des champs de rocaille parsemés de lacs, de ruisseaux et de failles étroites au creux desquelles poussent quelques sapins. Les sommets enneigés scintillent sous le soleil. Un peu plus bas, des névés sont tapis au milieu des pentes noires et grises. Le printemps et le début de l’été ont été frais : la glace fait de la résistance.

Entre deux roches, sur l’adret qui le surplombe, Jabiru repère une fleur rouge qu’il connaît bien – que tous les enfants du village, et probablement de Toy, savent identifier au premier coup d’œil. Une pensiane !

Il s’arrête, imité par les lamânes qui le suivent, se retourne et désigne la fleur au vieux, espérant que cette découverte va améliorer son humeur.

– Je l’ai vue depuis longtemps ! grogne l’ancien.

– Elle est pourtant pas bien grande, rétorque Jabiru, qui doute de la sincérité du bonhomme. Je vais la chercher ?

– J’en ai pas besoin pour l’instant, mais je saurai où la trouver. Avance.

– Et si quelqu’un d’autre veut rencontrer Mullowill ?

Burril fronce les sourcils.

– Ne parle pas de ce que tu connais pas ! Si quelqu’un veut parler à Mullowill, il le fera. Mais ce ne sera pas toi. Arrête de traînasser !

Blessé, Jabiru reprend la marche. Il n’a pas encore dix-huit ans, l’âge requis pour connaître les secrets des montagnes, mais, un jour prochain, il sera initié. Lui aussi voyagera dans le Pays profond. À ce moment-là, Burril ne pourra plus lui parler avec mépris.

Un grondement l’arrache à ses ruminations.

D’abord, Jabiru songe au tonnerre, banal en pleine montagne quand il fait aussi chaud. Un coup de semonce encore lointain, promesse d’un déferlement d’eau, de vent et de foudre avant la nuit. Il lève le nez, scrute le Vaillon, majestueux massif qui marque la limite du pays Ossou, au sud, d’où est venu le bruit. Tout est bleu. Les pics sont dégagés. Pas un nuage, juste ce soleil aveuglant qui écrase les ombres et fait se terrer les marmouths.

Pourtant, il y a bien eu un grondement.

Jabiru jette un regard en arrière. Gédéon, un lamâne qui avance avec les yeux mi-clos, comme de coutume, pile dans son sillage. Ses quatre sabots, assez fins pour se glisser entre les pierres du chemin, lui permettent de ne pas déraper malgré la surprise. Les autres bêtes, qui le suivent en file indienne, s’immobilisent à leur tour.

Le vieux, lui, a déjà stoppé et s’est même laissé distancer par la colonne. Main en visière, il observe le massif du Vaillon.

Jabiru fait de même. Là ! Un point lumineux dans le ciel. Il semble encore très haut, loin au-dessus des pics, mais il grossit à vue d’œil. Derrière, on distingue une traînée noire, comme un nuage de fumée.

La chose se rapproche. On dirait maintenant une boule de feu. Les lamânes s’agitent. Le tonnerre revient, puissant. Gédéon renâcle. La boule de feu est presque au-dessus de leurs têtes. Elle avance à une vitesse prodigieuse. L’air vibre. Deux lamânes se mettent à braire. Le bruit est assourdissant. Jabiru se demande s’il doit se jeter à terre ou détaler vers les profondeurs de la vallée.

Le Bout du Monde (épuisé)

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